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UNE CONVERSATION ENTRE
LÆ FOOL, L’AUBE ET LES ÉTOILES


Par DANNIEL TOSTES
Ceci a été initialement écrit en français, accédez-y ici




Alors que nous marchions le long des étendues d’eau qui nous entouraient dans la nuit, une larme tomba du ciel. Nous nous arrêtâmes un instant pour observer le paysage de cette planète salée1. Soudain, une entité aux multiples visages et aux longs cheveux2 apparut de l’obscurité devant nous. Les pointes de ses cheveux effleuraient l’eau tranquille, créant de petites vagues qui se transformèrent rapidement en courants forts. À l’approche du solstice d’été, le ciel se transforma en une danse hypnotisante de couleurs – des teintes de gris et de bleu céruléen se fondant l’une dans l’autre. Le tout premier rayon de soleil éclaira doucement une entité ailée3 d’un être qui venait de franchir l’horizon, révélant les veines pourpres de ses ailes. Plus loin, une tornade apparut, survola les montagnes et déposa un placard4 qui devait venir d’un autre monde. Une petite brise caressa notre peau et nous apporta l’odeur du sel de l’immense étendue d’eau scintillante, où les reflets des étoiles semblaient danser lentement à la surface, créant une chorégraphie5. Les montagnes se déplacèrent subtilement, faisant place au soleil levant, tandis que des fleurs  de toutes les formes imaginables éclosaient soudainement en un arc-en-ciel de couleurs, comme pour célébrer l’arrivée d’un nouveau jour. La tapisserie de fluidité et de changement reflétait l’essence queer de ses habitant.e.s. Ce monde en perpétuel changement, constamment en mutation et en évolution, constituait une toile de fond appropriée pour la conversation qui se déroulait entre l’Aube, les Étoiles et læ Fol6.



L’Aube    Il y a plusieurs raisons derrière la création et la participation à un collectif. Je pense que pour nous, le collectif a toujours été important, surtout depuis que nous sommes sortis du placard, chacun·e·x à sa manière. En s’associant, nous sommes amené·e·x·s à réfléchir sur la décision de ne pas être seul·e, à comprendre comment cela nous aide, à la fois individuellement et en tant que communauté. Être ensemble nous donne un sentiment d’appartenance, un sentiment de sécurité pour s’exprimer et vivre pleinement notre identité. Penser aux synergies qui pourraient naître du collectif nous oblige à jeter un regard nouveau sur notre travail. Être un collectif, c’est avant tout un processus de dialogue et d’écoute, découvrir la sécurité de l’acceptation, et prendre soin les un·e·x·s des autres. Et vous les Etoiles, comment percevez-vous le collectif et le fait de travailler ensemble ?


Les Étoiles   On est ami·e·x·s avant tout. Il y a donc une forme de porosité évidente très présente dans notre monde artistique. Mais finalement c’est notre lien affectif  qui est au coeur de notre processus de travail. En fait, on dansaient déjà ensemble pour les projets d’autres personnes, et à chaque fois on se retrouvait toutes les deux, d’une certaine manière on avait déja  cette énergie de duo.

De là on a passé beaucoup de temps à échanger des choses plus intimes, à se confier, surtout autour des questions qu’on se pose concernant notre propre identité, la confusion liée à notre expérience du genre, et la difficulté à s’en saisir.  Au début on parlait surtout d’un projet pour l’une de nous. Et finalement, c’est  devenu un duo.

C’est comme ça que ça s’est passé. Je m’en souviens maintenant, on avait cette idée de solo avec un·e astronaute·x, puis on s’est rendue compte que ce dont on parlait vraiment c’était de notre expérience de genre:  «en fait l’astronaute·x c’est nous!» De là on a commencé à parler des exoplanètes, et ça nous a totalement captivé·e·x·s. C’est comme si tout à coup tu es happé par ta propre proposition, et tu veux absolument voir ce qui va se passer ensuite. C’est à partir de là que notre projet s’est concrétisé.

C’est drôle parce que souvent l’amitié complique le travail, surtout dans les arts. Mais ici, cette relation nous permet d’être plus vulnérables. On se sent super safe. Souvent, il y a beaucoup de choses qui se passent, et on plonge de plus en plus profondément dans nos propres méandres. Mais ce lien inexplicable, on l’a construit avec le temps. 

Aussi, ce travail nous oblige à nous ouvrir l’un·e·x à l’autre·x,  pour le meilleur et pour le pire. C’est vraiment transcendant. C’est peut-être un peu cliché, mais c’est vrai. C’est comme ça qu’on fait communauté, en partageant notre vulnérabilité, ensemble quand on a peur, quand on est excitées.  Une porte s’est ouverte à nous.

C’est un peu une pratique continue de ce que pourrait être un lien de parenté queer. Une relation multiple qui nous ouvre à de nombreuses possibilités, sans limites définies. Et si on y pense au travers de l’invitation de Lae Fol, c’est cette qualité de la rivière qui émerge, cette eau qui coule et a une direction définie, mais aussi des courants imprévisibles auxquels on doit constamment s’adapter. C’est un peu la nature de notre relation. Notre engagement dans le travail nous pousse à découvrir quelque chose de nous-mêmes qu’on aurait pas pu faire seul·e·x·s. Nous avons besoin l’une de l’autre pour nous ouvrir davantage, briser notre carapace. C’est notre propre thérapie et en même temps une autofiction. Ce processus est le coeur du projet, plus que la production d’une performance.


L’Aube   J’apprécie que tu partages ton expérience et la manière dont tu la relies à l’eau. Cela me pousse à réfléchir sur la manière dont nous pouvons puiser inspiration et connexion à travers l’eau. Peut-être par le mouvement et les transitions de l’eau, en la voyant et la ressentant constamment sous différentes formes. Il est crucial de concevoir la connexion entre les corps et la nature. Observer la présence de l’eau à diverses échelles, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de nos corps, est essentiel. Cette réflexion s’inspire de l’ouvrage «Bodies of Water» d’Estrida Neimanis, qui propose une approche de phénoménologie féministe post-humaine où le corps est vu comme fondamentalement intégré au monde naturel et indissociable de notre lien privilégié avec celui-ci. Fondamentalement, elle explique comment l’eau, plus que tout autre élément, connecte les êtres humains  au monde qui les entoure. Elle aborde également ces mouvements de l’eau qui, partant des rivières pour rejoindre les océans, deviennent des nuages de formes et couleurs variées, et redeviennent liquides sous forme de pluie.

L’eau constitue plus de 60 % du corps humain et est en perpétuel mouvement et transition. J’essayais donc d’imaginer cette relation avec les multiples formes de l’eau constamment en mouvement dans la nature et dans le corps. Chaque personne perçoit de manière unique les formes de l’eau, et j’aimerais savoir quelle est ta relation avec l’eau et comment elle vous influence ?


Læ Fol    Je commencerais par dire que mon soleil est en Cancer. Et ceci est peut-être ce qui explique pourquoi j’aime tant l’eau. Tu sais, l’eau, je réfléchissais aussi à ce moment-là, notamment parce que je pensais à la rivière, est quelque chose qui change et se déplace constamment… C’est vraiment en elle-même une forme de dissidence. Il y a aussi cette idée de ne pas suivre un seul chemin, mais de changer constamment de chemin et d’évoluer, de grandir puis de rétrécir. Je pense que j’aime l’eau et que je peux vraiment la relier d’une certaine manière aux philosophies queer. Mais oui, ma relation à l’eau, je pense que pour moi, c’est aussi quelque chose avec lequel je me suis connecté·e·x très instinctivement, comme la naissance ou quelque chose qui représente la fertilité. Aussi parce que les plantes ont besoin d’eau pour pousser, tu dois boire de l’eau pour vivre et tout ce qui est « vivant » contient d’une manière ou d’une autre de l’eau. Donc, c’est quelque chose qui relie tous les êtres entre elleux et qui connecte chaque élément ensemble. Il y a quelque chose de très spirituel d’une certaine manière dans cette idée de cycles.

Il y avait aussi un autre élément vraiment important, au sujet de la fluidité ou des fluides. Spécifiquement les fluides corporels et comment ils sont perçus dans la société. Souvent, ils sont mal considérés si nous pensons à la salive, à la sueur, à l’urine, au sang. Il y a un tabou. J’étais aussi vraiment intéressé·e·x par la figure des gargouilles et j’imaginais ces gargouilles essayant désespérément de crier, mais seule la salive sortait de leur bouche. J’ai aussi toute cette réflexion sur la fluidité en général, sur les choses qui peuvent changer et, ou se métamorphoser constamment. Et puis encore, c’est comme toutes ces choses que je relie aux identités queer, mais aussi à la vie en général.


Les Étoiles   Il est intéressant ce que tu dis sur les fluides corporels réprimés, car c’est là que notre travail collectif se connecte, en tissant ce fil conducteur. Les larmes, la salive, la sueur, et comment donner un sens à cette présence émotionnelle. Chaque mardi, nous participons au travail de recherche d’un·e ami·e et explorons de manière somatique le système lymphatique. Nous discutons ensuite de comment ce système déplace les eaux dans le corps, faisant de l’eau une sorte de corps émotionnel ou de vecteur d’émotions. Nous pensons que la réalité de ces fluides réprimés reflète une répression émotionnelle. Révéler ces fluides est aussi une manière de libérer des émotions ou d’exposer notre réalité émotionnelle au monde. 

Læ Fol     Ce que nous aimons avec le thème de l’eau, c’est qu’il est vraiment connecté aux émotions et aux cycles. Les deux sont présents dans le Tarot. L’eau, omniprésente dans le Tarot, représente les émotions. Le Tarot est parfois appelé le voyage du Fol car il commence avec cette carte, à la fois la première et la dernière carte. Læ Fol est aussi présent·e·x dans l’arcane de la Mort, au centre du jeu. Après la dernière arcane «Le Monde», le voyage recommence.


L’Aube   Le Tarot créé dans ce projet aborde des thèmes comme la queerness et le genre, ajoutant plusieurs couches à cet univers. Les cartes deviennent ainsi un outil de critique sociale et politique, informant et inspirant la communauté. 

Comment l’idée de créer un nouveau Tarot a-t-elle commencé et quelle est l’importance de cette nouvelle interprétation des cartes ?


Læ Fol     Je ne sais pas vraiment comment cela a commencé, mais le Tarot s’est intégré naturellement dans ce projet d’exposition. C’était une évidence car nous utilisons le Tarot dans notre collectif. Pas toustes, mais certain·e·x·s d’entre nous l’utilisent quotidiennement. Il y a une fascination pour le Tarot dans la communauté queer. Beaucoup des archétypes du Tarot contiennent une dimension queer. Læ Fol, par exemple, représente une forme de marginalité. C’était intéressant de voir la queerness dans toutes les cartes du Tarot. Cependant, le Tarot est aussi très binaire, avec le Pape et la Papesse, l’Empereur et l’Impératrice.

Nous utilisons cet outil quotidiennement, mais comment le rendre queer ? Comment transcender la queerness existante ? En travaillant dessus, nous avons réalisé que le Tarot que nous utilisons a été créé par Pamela Colman Smith, une figure queer effacée de l’histoire du Tarot parce qu’un homme l’a mandatée pour illustrer les cartes. Peu de personnes savent que c’est elle qui les a dessinées, même si c’est le Tarot le plus célèbre au monde. Il était donc logique d’utiliser son jeu et de prolonger son travail.

Je prends des photos de cinq artistes de Kimera pour l’expo de juin. Iels incarnent les archétypes du Tarot. Il y a de nombreux anges et des chimères. Les anges, figures qui transcendent la binarité de genre, sont importants dans ma pratique. La décision de qui incarnerait quel archétype dans le Tarot s’est faite naturellement. L’eau, métaphore de la fluidité et de la transformation, est omniprésente, tout comme les entités queer que nous reconnaissons parfois sans les nommer.

Le point de départ est la queerness, mais plus nous avançons, moins nous ressentons le besoin de la mentionner explicitement. La queerness est là, présente, comme une entité invisible et intrinsèque à notre démarche. Je ne sais pas si je suis clair, mais nous n’avons plus besoin de parler de queerness, elle est simplement évidente. 


L’Aube   Il nous reste moins d’une minute... Devons-nous passer à un autre monde ?


Læ Fol     Oui, passons à un autre monde !


Les Étoiles   À bientôt...


1 Salty Planet, Yel K. Banto
2 La Polyphonie de l’Être, Camille Bellmas
3 Devenir une Oiselle, Hsuan Lee
4 Dorothy’s Closet, Vincent Grange
5 surely no other drifting will ever taste the  same sweat, Lara Chanel & Juliette Yasmine Mello
6 Le tarot des Chimères, Tristan Bartolini


Ce texte est inspiré d'une conversation vidéo sur Zoom organisée par Danniel Tostes avec Juliette Yasmine Mello, Lara Chanel, Tristan Bartolini et Yel K. Banto.